Manon Wertenbroek est une artiste suisse-néerlandaise née en 1991 à Lausanne qui vit et travaille à Paris. En 2014, elle obtient son Bachelor en photographie à l’Ecal (Ecole Cantonale d’Art de Lausanne).
Ses expositions récentes incluent: Stitches, scènes, corps et décors, Le Commun, Genève, Annemarie Von Matt, je ne m’ennuie jamais, on m’ennuie, Centre Culturel Suisse, Paris, France, Heavy Satin, Last Tango, Zurich, Suisse, Capovolto, Istituto Svizzero, Milan, Italie, I saw you smile yesterday, Coalmine, Winterthur, Suisse, Second Skin, Foam, Amsterdam, Pays-Bas, La velocità delle immagini, Istituto Svizzero Rome, Italie. En 2019, Manon Wertenbroek bénéficie d’une résidence d’un an à l’Institut suisse de Rome. En 2017, elle reçoit un Swiss Art Award décerné par l’Office fédéral de la culture.
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La sculpture faite de morceaux cousus de soie frois- sée enduite de latex qui est présentée dans la vitrine de La Placette fait penser à une peau. Sa carnation suggère qu’elle est tannée et, pourtant, elle semble sécréter de l’humidité qui s’est condensée contre le verre qui vous sépare d’elle. La peau est un organe qui sert d’enveloppe à notre corps, contenant tous ses autres organes et ses fluides et lui donnant une physionomie palpable et finie. Mais elle n’est pas pour autant étanche. Notre peau respire. Chaque gramme d’épiderme absorbe en moyenne un litre d’oxygène par heure et rejette simultanément de la sueur, du dioxyde de carbone et diverses autres toxines. Elle agit donc comme un filtre entre notre organisme et l’environnement extérieur.Les terminaisons nerveuses qu’elles contient nous renseignent par ailleurs sur cet environnement. Mais notre peau joue aussi un rôle social. C’est par elle que l’on nous perçoit, visuellement et tactilement. Son aspect et, par-des- sus tout, sa couleur, ne sont pas seulement des indicateurs biologiques et génétiques mais ce sont également des marqueurs sociaux qui impactent voire déterminent notre place dans la communauté. Ainsi, la peau est ce qui nous distingue et nous particularise, à la fois physiquement et socialement, non seulement en tant qu’entité singulière mais aussi en rapport au monde car se jouent à sa surface toutes sortes d’interactions, tant biochimiques que sociales, qui font de chaque être humain un individu unique et néanmoins en relation constante avec son environnement et ses semblables.
C’est cette double fonction de la peau, à la fois singularisante et relationnelle, contenante et pourtant perméable, que Manon Wertenbroek explore dans sa pratique. Qu’elle la travaille directement sous forme de cuir ou qu’elle crée des sculptures qui l’évoquent de manière plus poétique ou métaphorique, elle explore la peau comme la première zone de contact entre l’individu et le monde qui l’entoure – cette peau qui à la fois protège et met en lien, tel un rideau qui abriterait des regards tout en laissant passer la lumière. Bien que charnelles, les œuvres de Manon Wertenbroek sont néanmoins souvent désincarnées. Elles suggèrent des corps sans en prendre le volume ni même la forme. Car c’est moins le corps physi- que que l’essence spirituelle cachée sous la surfa-ce qu’elle cherche à révéler. Dans la délicatesse et la superficialité de la matière, c’est l’intrication et la profondeur de l’être qu’elle scrute. La peau symbolise alors précisément ce passage entre mondes intérieur et extérieur qui fusionnent en chaque être.
Le psychanalyste Didier Anzieu considérait la peau comme l’élément fondamental à travers lequel l’enfant prend conscience de sa propre singularité corporelle et psychique. Dans son livre Le Moi-Peau1, il la décrivait comme un enjeu thérapeutique crucial, dans la mesure où elle porterait les traces palpables des troubles affectant la psyché d’un individu. Eczéma, psoriasis, et autres formes de dermatites seraient ainsi autant de manifestations psychosomatiques d’affections généralement liées au trauma originel de la séparation d’avec la mère – arrachement d’abord physique à la naissance puis psychologique avec la progressive autonomisation. L’œuvre de Manon Wertenbroek, avec ses lambeaux de chair, pourrait être une figuration de ces déchirures de l’âme. Cet- te peau mutilée, scarifiée, percée de clous, rivets et chaînes renverrait alors à un écorchement que Didier Anzieu voyait comme la prémisse à des fantasmes masochistes qui seraient eux-mêmes la manifesta- tion d’un fantasme sous-jacent de fusion cutanée avec la mère. La figure maternelle devient ici à la fois la cause et le remède de la blessure, car c’est d’elle que le soin est désiré. Les sutures qui unissent les morceaux de tissu dans l’œuvre de Manon Wertenbroek évoquent précisément la réparation, de même que le titre Enveloppement humide qui fait référence à un traitement psychothérapeutique aussi appelé «packing» en anglais. L’artiste prend alors le visage maternel d’une rebouteuse aux pouvoirs curatifs dont l’action ressusciterait cette chair en faisant cicatriser ses plaies à vif.
Réparer cette peau déchirée ne soigne pas seule- ment l’âme. C’est aussi un retour charnel, recouvrer la possibilité du lien en rendant à nouveau possib- le le corps à corps. Le philosophe Maurice Merleau-Ponty avait appelé «chair du monde» cette mise en relation existentielle. Pour lui, la conscience de l’être-au-monde se produit en premier lieu non pas dans l’esprit mais dans la perception sensorielle de la réalité. La matière du corps, sa chair devient alors la condition essentielle de l’expérience et sa surface le lieu de cette révélation. La peau est cette surface qui nous unit aux autres et au monde dont nous sommes la chair. Ainsi, si notre peau nous contient et nous individualise,ellen’estpasunebarrière.Aucontraire, elle représente la possibilité du lien et l’ouverture haptique sur le monde. Elle est ce qui nous permet d’être unique tout en appartenant à un corps collectif qui nous transcende. La chercheuse Donna Haraway demandait en 1985, la même année où Didier Anzieu publiait Le Moi-Peau: «pourquoi nos corps devraient-ils s’arrêter à la peau?» Paradoxale en apparence, cette question souligne en réalité l’importance de comprendre notre existence au-delà des limites de notre propre corps physique. Alors, les sutures qui assemblent ces différents morceaux de tissu en un seul deviennent le symbole du lien métaphysique qui unit nos corps et nos êtres, et l’on se demande: que nous montre cette œuvre au-delà du visible ?
Simon Würsten Marin
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Bibliographie :
Didier Anzieu, Le Moi-Peau, Paris: Gallimard, 1964.
Maurice Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, Paris:Dunod, 1985.
«Why should our bodies end at the skin, or include at best other beings encapsulated by skin?» Donna Haraway, «A Cyborg Manifesto: Science, Technology, and Socialist-Femi- nism in the Late Twentieth Century», in: Simians, Cyborgs and Women, New York/London: Routledge, 1991, p. 178.)